mardi 15 avril 2008

MOBILISATION LYCENNE : QUELS ENJEUX ?

Certains se plaisent à rapprocher le mouvement lycéen actuel d'un mai 68 qui représente pourtant une préhistoire tant nous avons changé de période. Les revendications des jeunes portent moins sur le dépassement d'une société "spectaculaire, marchande" ou "bourgeoise" (comme cette terminologie date !) que sur leur insertion toujours plus problématique, les perspectives que cette même société leur offre, les succès, la réalisation de soi et de reconnaissance qu'ils peuvent espérer y gagner. Dans un monde où la guerre de tous contre tous est la règle, où ceux qui sont unis aujourd'hui dans le conflit au sein d'un mouvement qui prend en épaisseur manifestation après manifestation, seront demain en concurrence pour l'obtention des mêmes postes, la lutte des classes semble céder le pas à la lutte des places.
La même inquiétude se décline aujourd'hui à travers des mots d'ordre parfois confus, simplistes, en cela discutables, comme hier contre le CPE ou contre les réformes proposées pour moderniser les Universités. Si le mouvement anti-CPE se placait à l'avant-garde de la question sociale (prenant même de court les grandes centrales syndicales), les manifestations actuelles comme celles conçernant la réforme des Universités proposent finalement de reconduire à perpétuité la modèle de gestion qui a prévalu depuis 30 ans en France : augmentation des moyens (plus d'enseignants en l'occurence). Le gouvernement malgré le conflit ouvert partage cette même analyse en proposant d'augmenter le temps de travail des mêmes enseignants (travailler plus pour gagner plus !). Bref, pour le coup, les revendications des lycéens évoquent plutôt les mots d'ordre des syndicats d'enseignants et l'approche de part et d'autre reste in fine comptable : Xavier Darcos veille à la mise en place dans son ministère des contraintes budgétaires imposées par le gouvernement, les enseignants et les lycéens de leur côté ne semblent envisager la réussite du systéme éducatif qu'à l'aune des moyens conséquents qui y sont mis.
L'exemple de la réforme du Bac professionnel proposée reste hautement significatif : au systéme BEP (2 ans) suivi d'un Bac Pro. (2 ans), il s'agit de substituer un Baccalauréat professionnel en 3 ans. Certains s'inquiétent des effets de concurrence entre les différentes orientations qui s'offriraient alors aux élèves, au rythme intense que beaucoup d'élèves s'orientant en BEP ne pourraient pas tenir (d'où ils seraient réorientés en CAP avec moins de chance de mobilité professionnelle), d'autres dénoncent ce projet comme une tentative grossière de réduction des effectifs (moins de temps scolaire = moins de profs) habillée d'un vernis pédagogique... Tout cela dans les détails peut être juste, voire pertinent... Il n'empêche, les Faits sont tétus, et les résultats de notre système éducatif, au regard des moyens qui y sont déployés, sont satisfaisants mais sans commune mesure avec les ressources que la collectivité y consacre comme le montre la comparaison avec les autres pays européens. Plus inquiétant, notre système socialise et scolarise dans l'échec une partie des jeunes issus des classes les plus défavorisées, celles vers lesquelles l'action de l'Etat-providence a une obligation de réussite et d'efficacité. Dans le même temps une minorité bien mieux dotée culturellement et économiquement bénéficie dans les lycées des centres des grandes villes des meilleures opportunités de scolarisation et fournit l'essentiel des effectifs des grandes écoles d'où sortiront de manière endogamique les cadres de la société de demain.
L'inquiétude exprimée par les lycéens traduit symptomatiquement un état historique de la société française qui vacille, dans un mouvement aveugle de mondialisation, sur les certitudes qui l'ont portée depuis 1945 : changement de cycle et changement d'échelle. Le chomâge de masse, des emplois de plus en plus précaires, des carrières toujours plus polymorphes, éclatées, rendent illusoire pour beaucoup tout projet d'ascension par la seule voie professionnelle, et la pression sur l'école, perçue par beaucoup de parents comme seule garantie d 'ascension sociale pour leurs enfants, n'en est que renforcée, d'où les débats passionnels qui entourent chaque tentative de réforme. Et pourtant il faut réformer !
Notre école, le rôle primordial (exhorbitant pourrait-on écrire) que la société française lui reconnait, vient d'un double héritage : républicain d'abord dans la mesure où l'école participe de la production de la cohésion nationale, et mythologique dans la mesure où ce modèle a été pleinement efficace dans le contexte des Trente glorieuses, caractérisée par une forte croissance, un plein emploi, un développement sans précédent de pans entiers de l'économie qui exigeait, demandait de nouvelle qualifications et compétences. Si l'on veut renforcer et reconduire à l'école l'héritage républicain comme garant d'une cohésion de la société il faut impérativement réformer l'impenser mythologique qui conduit les acteurs (enseignants, parents et élèves) à demander aujourd'hui, en 2008, à l'heure de la mondialisation cannibale, le maintien d'un système qui a fait ses preuves dans la précédente période historique !
Depuis le plan Langevin-Wallon en 1947, les différentes politiques ont affirmé une même continuité : élever le niveau de qualification par une augmentation du temps des études tout en massifiant l'enseignement. Pourtant, les pays nordiques, souvent cités pour la qualité de leur politique sociale, progressiste, leurs résultats économiques et la qualité de leur système scolaire, privilégient l'entrée rapide des jeunes sur le marché de l'emploi, la formation continue tout au long de la vie à la formation intiale exclusive ; les anglo-saxons de leur côté ont un systéme éducatif à plusieurs vitesses mais au contraire de la France, le marché de l'emploi ne reconnaît pas que les diplômes et l'individu peut y faire valoir les talents qu'il n'a pu développer dans un cadre scolaire. Bref, ne serait-il pas temps de changer de philosophie générale, de penser l'école à la mesure des enjeux économiques, culturelles, sociaux d'un présent qui n'a plus rien à voir avec les désormais révolues Trentes glorieuses dont Mai 68 fut en quelque sorte l'apogée.
Mais pour réformer, il faut la confiance et ce gouvernement, comme cette majorité, n'a suscité jusqu'à présent que la plus profonde et légitime défiance. Il n'est qu'à se rappeller la campagne présidentielle, et la politique menée depuis, pour voir que l'externe Sarkozy n'a cessé de donner des gages de complaisance à la clientèle habituelle de la droite (moins d'impôts) sans proposer cette fameuse "politique de civilisation" empruntée sans ménagement à Edgard Morin, apte à fédérer et à mobiliser la société, et notamment la jeunesse, dans un projet porteur d'avenir. Si Darcos veut réformer non pas contre mais avec les lycéens il faudra qu'il sorte d'une approche exclusivement comptable et qu'il propose, explique, une vision, un projet, son diagnositc, ses solutions... A gauche, on aurait tort de se réjouir des difficultés rencontrées par le gouvernement et d'afficher les seules revendications comptables ; car la gauche, si elle veut reprendre le pouvoir et l'exercer au bénéfice de toute la société, doit travailler et proposer, inventer et rompre avec le corporatisme (flatter les syndicats d'enseignants car ils représentent un objectif électoral), appuyer les lycéens dans leur mouvement autonome et non récupérer la frustration et l'insatisfaction dans des mots d'ordre et de mobilisation qui parasitent et paralysent leur élan. Car sans un relai politique (qui n'est ni cooptation, ni récupération), l'énergie mobilisée risque vite de tourner négativement, et le ressentiment exacerbé conduire à une radicalité qui ne menera certainement pas à cette école de la réussite pour tous à laquelle aspire le mouvement lycéen. LES CAHIERS SONT DEFINITIVEMENT REFORMISTES !
PS : On peut lire sur ce sujet deux ouvrages de la collection La République des Idées : François Dubet, l'Ecole des chances, qu'est-ce qu'une école juste ? et Marie Duru-Bellat, L'inflation scolaire, les désillusions de la méritocratie.
Par ailleurs on pourra lire sur ce blog (dès que le scanner fonctionnera à nouveau !) un texte d'Isidore Isou publié à l'origine dans Université et Société (octobre 1988) qui offre là encore, de manière exemplaire, matière à réformer perpétuellement l'école, l'économie, la société...